Finalement, traverser n'est pas si compliqué.

10/12/2012 : Sainte Anne (Martinique)

Le capitaine au repos

A l'arrivée, la question rituelle est de savoir combien de jours on a mis pour traverser. Nous il nous a fallu 18 jours. Voilà et pis c'est tout !!! comme dirait mon homonyme.
Nous sommes arrivés hier soir, tard à Sainte Anne, avec l'obligation une fois supplémentaire de mouiller de nuit, ce qui n'est pas toujours sans risque quand il n'y a pas de lune. Dix huit jours avec un bruit permanent, du vent, un sol toujours en mouvement, et puis tout à coup, plus rien ! Le calme, le repos. Il nous manquerait presque quelque chose.
Ce matin, petit déjeuner dans le silence du mouillage. La radio nous envoie la musique créole locale. Le soleil est déjà chaud. Il est 8:00 h. On installe de quoi se mettre à l'ombre. Pas de doute, on y est. Contents. Très contents même. Bien qu'on n'ait jamais eu le sentiment d'accomplir quelque chose d'extraordinaire.

On a choisi, contrairement à beaucoup d'autres, de partir dans le petit temps. C'est préférable, nous semble t-il de partir piano et de s'habituer tranquillement à ce nouvel environnement qui va nous entourer pratiquement pendant trois semaines. On n'est pas là pour faire la course, bien que... quelquefois. Mais on a décidé de rester raisonnable. Avec le recul, l'option était bonne.
A la tombée de la nuit, on est cinq sur l'eau. Le lendemain matin deux. Et puis ensuite on est restés seuls jusqu'à l'arrivée. D'autres bateaux n'étaient sans doute pas très loin. On ne les a pas vus. Deux semaines seuls sur l'eau.
La météo a été clémente. Malgré quelques temps forts sous les orages, on a toujours été en sécurité. On a même eu trois jours de grands calmes, pour certains bienvenus, car ils nous ont amené un peu de repos ; tout en fusillant la moyenne, mais ça, on a dit qu'on en parlait pas. Du temps médium donc, comme on peut souhaiter pour les traversées à venir.

On a pêché aussi. Au point de décider de remonter les lignes. Quatorze coryphènes en quatre jours. On a dit stop. Plus exactement, la capitaine a dit stop, car le second étant alité avec une angine blanche et 39 de fièvre, il devait enchaîner les prises de ris sous les orages, les renvois de ris à la mano, car à bord, rien n'est électrique, remonter le poisson, nettoyer le poisson, puis le bateau car il y avait du sang partout. Et puis remettre la ligne à l'eau tout en se disant que le gros nuage noir là-bas au fond...
Tout ça pour dire qu'au soir du quatrième jour le capitaine à dit STOP. Les frigos sont pleins et je n'ai pas mangé assez de confiture pour libérer les pots qui auraient permis de faire des conserves. On a donc plié les gaules pour le restant de la traversée.

La traversée, c'est aussi une tranche de vie bizarre pour des terriens. Il faut faire les quarts, faire route à 15° de la route indiquée par le compas, changer d'heure toutes les semaines, manger avec son assiette sur les genoux, et quand ça va plus mal manger carrément dans un bol.
Les quarts, tout le monde connaît. De loin ! De plus près, c'est un peu moins drôle. Il faut dormir dans la journée, veiller une partie de la nuit. On en revient au temps des hommes préhistoriques qui ne dormaient que deux ou trois heures d'affilée pour se prémunir des bêtes sauvages. Après tout ce temps, on a un peu perdu l'habitude.
La route, c'est plus compliqué à expliquer. Le grand problème est que le nord magnétique, celui qui est indiqué par le compas est différent du nord géographique, celui qui est indiqué par les cartes. Dans les parages que nous avons fréquentés, la différence est de plus ou moins 15°. Alors, quand on veut aller au 270, soit la route plein ouest indiquée par la carte, il faut faire route au 285, le cap indiqué par le compas du bateau. On a beau le savoir, c'est toujours un chouia perturbant.
Le changement d'heure, on en a déjà parlé. Il faut reculer sa montre d'une heure à chaque fois qu'on avance de 15° de longitude dans l'ouest. Mindelo au Cap Vert étant situé à 25° de longitude ouest, on a changé d'heure deux jours après le départ en passant la longitude de 30° ouest. Puis 6 jours plus tard en passant le méridien 45 ouest, et enfin juste à l'arrivée par 60° de longitude ouest. On a donc reculé trois fois notre montre d'une heure pendant la traversée. C'est perturbant, mais sans plus, car, n'ayant aucune autre contrainte, on s'habitue à vivre à l'heure solaire. Le jour où on change d'heure, le soleil se couche le soir à 6:00 h. En général, c'est l'heure de l'apéro et on dîne vers 7:00 h. Comme le soleil se décale d'environ 10 mn par jour, le lendemain, il fait encore jour pour l'apéro, et au bout de 6 jours, il fait presque jour quand on commence à dîner. Et là, c'est le signe que le lendemain il faut reculer sa montre d'une heure et de nouveau prendre l'apéro de nuit. En fait, on n'a pas besoin du GPS pour savoir où l'on est. Quand le soleil se couche à 19:00 h , il faut changer d'heure, et on sait qu'on a progressé d'environ 900 milles dans l'ouest depuis le dernier changement.
Quand à notre façon de manger, le manuel du savoir vivre en prend un sacré coup. Il n'est pas souvent possible de pousser ses légumes avec son couteau sur sa fourchette, car il nous faudrait trois mains. En effet, la plupart du temps, la main gauche est occupée à tenir l'assiette, et il faut faire tout le reste avec la seule main droite, ou l'inverse pour les gauchers, cela va de soi. Il faut aussi veiller à tenir l'assiette le plus horizontalement possible sous peine de catastrophe. Et quand ce n'est plus possible, il faut troquer l'assiette pour un bol qui, comme chacun sait, possède des bords beaucoup plus élevés. Enfin l'étape ultime consiste à remplacer la fourchette par la cuiller. C'est toujours un peu étrange de devoir manger sa viande, déjà coupée comme il se doit, dans un bol avec une cuiller. Ça nous renvoie un peu loin dans l'enfance, ou nous projette un peu plus dans l'avenir. C'est selon.

Pour traverser, il y a des gens qui choisissent de prendre un ou plusieurs équipiers expérimentés ou non, sachant que ce sera une main d’œuvre d'appoint pour la tenue des quarts. Pour ce qui me concerne, je pense qu'il est préférable, quand on n'en a pas un à bord comme c'est notre cas , d'embarquer un bon cuisinier qui n'a pas le mal de mer. Bien manger est essentiel pour réussir une bonne traversée, et je pense que nous avons atteint l'optimum pendant ces 18 jours. Par exemple, il nous restait encore un peu de vivres frais à l'arrivée et, la veille, nous avons mangé une salade de choux rouge et de coryphène au court bouillon, accompagné d'asperges et de cebette coupée très fin. Je suis certain que tout le monde n'a pas eu ça.

Alors, pour finir, quoi retenir de plus de cette traversée ? Très certainement la nuit où le vent est tombé complètement, que la mer est devenue comme un lac, lisse comme un miroir, et que, la lune étant absente, les étoiles se reflétaient dans la mer. Il n'y avait ni ciel ni mer. Tout était confondu, noir, et nous étions au milieu des étoiles. Magique.



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